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Trois longues heures avaient passé. La bataille, qui avait commencé à l’aube, n’était pas achevée. Azilis regardait toujours depuis les remparts, horrifiée et fascinée, tentant de distinguer son frère et son amant parmi les milliers d’hommes. Mais elle ne voyait que poussière et chaos et, flottant au-dessus de cette cohue occupée à se massacrer, le dragon rouge de Bretagne qui affrontait le cheval blanc saxon. Enveloppée dans son étole de soie, elle resta immobile jusqu’à ce qu’une jeune fille s’approchât d’elle et lui tendît un bol.
— Dame Niniane, voulez-vous un peu d’eau ?
Azilis la regarda sans comprendre, comme s’il s’agissait d’une apparition au milieu d’un cauchemar. La jeune fille répéta sa question en rougissant. Elle détaillait Azilis des pieds à la tête, plus curieuse que timide. Elle était très jeune, avec des joues rondes et une belle peau dorée.
— Merci, fit Azilis en prenant le bol.
La gorgée d’eau fraîche l’arracha à l’état d’abrutissement qui la gagnait peu à peu. Elle ne s’était pas rendu compte de la soif qui la tenaillait. Ni de sa fatigue. Elle fut prise d’un vertige et s’appuya au mur.
— On dit que vous avez donné une épée magique au dux bellorum, chuchota la servante en s’empourprant davantage. Est-ce vrai ?
— C’est vrai.
— Une épée qui lui accordera la victoire ?
Il y avait un tel espoir dans les grands yeux bruns qui la fixaient qu’Azilis ne put se contenter d’un simple « J’espère ». Il fallait être catégorique. De toute façon, si Arturus perdait, elles mourraient toutes les deux.
— Oui. C’est une épée invincible.
Une expression de bonheur enfantin illumina le visage de la jeune fille. Le cœur d’Azilis se serra devant cette confiance naïve. Elle eut soudain l’impression d’avoir non pas un ou deux ans de plus qu’elle, mais dix, vingt ou cent. Le visage de Tirid, sa petite esclave abandonnée sans le moindre remords, se superposa un instant à celui de la jeune Bretonne. Tirid… Elle était aux mains de Marcus maintenant.
— Comment t’appelle-t-on ?
— Enid.
— J’ai besoin de m’allonger, Enid. Pourras-tu me prévenir si la bataille s’achève avant mon retour ?
— Bien sûr, dame Niniane. Je vais vous accompagner jusqu’à votre chambre. Voulez-vous que je vous apporte à manger ? J’ai des gâteaux d’orge et de blé, et de la viande.
— Tout à l’heure peut-être.
* * *
Azilis se dirigea d’un pas lent vers la chambre d’Arturus. Elle avait honte de se reposer pendant que Kian risquait sa vie, mais en quoi l’aiderait-elle si elle s’évanouissait d’épuisement sur les remparts ? Il aurait besoin d’elle après les combats, il fallait qu’elle soit prête à le soigner si nécessaire.
— Le seigneur qui vous accompagnait se bat auprès d’Arturus, n’est-ce pas ?
Il fallut un instant à Azilis pour comprendre que le seigneur dont parlait Enid était Kian. Elle acquiesça d’un signe de tête.
— C’est un grand guerrier, alors ! Le dux ne prend parmi ses compagnons que les meilleurs. Amren rêve d’en faire partie, mais il n’est pas assez bon cavalier. Il se bat très bien à l’épée par contre. Il combat dans l’infanterie.
Enid ajouta d’une voix qui tremblait :
— Il est peut-être déjà mort. Ce sont les plus exposés, ceux qui prennent les premières attaques de front.
Azilis s’allongea sur le lit défait et ferma les yeux. Tout son corps réclamait le sommeil alors que son esprit fonctionnait en accéléré. Des images de la bataille s’y entrechoquaient sans qu’elle pût les chasser. Elle aurait volontiers congédié cette fille – qui avait trotté derrière elle jusqu’à sa chambre – mais elle comprenait trop bien son angoisse.
Kian allait peut-être mourir. Était peut-être mort. Et Caius…
— Ton ami s’appelle Amren, releva-t-elle. Vous voulez vous marier en automne, n’est-ce pas ?
— Dame Niniane, vous savez ça ? C’est donc vrai que vous êtes magicienne ! Alors dites-moi s’il va vivre ! Je vous en supplie !
La jeune fille la fixait d’un air implorant. Azilis comprit soudain pourquoi elle l’avait suivie. On la prenait pour un être aux pouvoirs extraordinaires parce qu’elle avait apporté Kaledvour à Arturus. Devenait magie la moindre déduction logique de sa part. Car qui ignorait que les jeunes gens se mariaient à l’automne, après la saison des combats et des moissons ?
— Je ne peux rien te dire, murmura-t-elle avec lassitude. J’ignore s’il survivra, tout comme j’ignore si mon ami me reviendra. Je n’ai pas le don de lire l’avenir et je ne souhaite pas l’obtenir. Maintenant, je t’en prie, laisse-moi. Mais n’oublie pas de m’appeler à la fin de la bataille.